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Jean-Yves, le 21 novembre 2024

par La forteresse cachée
Tags : Entretien
Troisème entretien avec Jean-Yves

C’est la fin du mois de novembre 2024 et sur l’île d’Ouvéa, on est toujours mobilisé·es. On continue les réunions à travers les structures militantes qui ont été mises en place avec la CCAT, on reste aussi à leur écoute au niveau national. Par contre, on a desserré l’étau sur les points de mobilisation qui ont été érigés depuis le 13 mai. Il n’y a plus d’entrave à la circulation, c’est-à-dire des checkpoints, comme il y en avait il y a deux ou trois mois. La semaine dernière, j’ai fait un tour sur Nouméa et mon impression était que, là aussi, la vie était en train de reprendre son cours.

Il y a de la déception chez les militant·es qui se sont soulevé·es. Beaucoup de jeunes sont découragé·es ou déçu·es de nos responsables politiques et institutionnel·les. Lors du dernier congrès du FLNKS qui s’est tenu à Koumac1, une commune de la Grande Terre, le rajeunissement des structures militantes a été évoqué. Ce weekend, il y aura le congrès de l’Union Calédonienne2 (UC), qui est un des grands et des plus vieux partis indépendantistes. L’actuel président a déjà annoncé qu’il ne va pas se représenter3. Il est le président de l’UC depuis 2012, ça fait plus de 10 ans, et il ne va pas reposer sa candidature. Il dit qu’il faut laisser la place à la jeunesse, mais ça, ce sont des intentions, ce sont des paroles. Ce qu’il faut aussi, c’est que les jeunes puissent se sentir capables de prendre les postes dans la structure militante.

De leur côté, Inaat ne Kanaky, ils continuent leur chemin avec leurs bâtons de pèlerins. Ils ont signé la «déclaration unilatérale de la souveraineté des chefferies sur leurs territoires coutumiers»4 le 24 septembre et ont proclamé l’autonomie des chefferies. Quelques semaines après, ils étaient à l’ONU pour défendre une proposition5. Je n’en pense que du positif, dans le sens où cette proclamation permet d’être un levier en plus pour faire entendre notre volonté de libération.

Leur président, Hyppolite6, a été critiqué. Premièrement, pour son jeune âge. Il a 45 ans. Deuxièmement, parce que c’est un retraité de l’armée française. Mais tous nos grands-pères et nos arrière-grands-pères sont partis combattre sur le front pour la France. On a des grands-pères qui ont fait partie des poilus ou qui ont combattu pendant la seconde guerre mondiale. Hippolyte, comme tous les jeunes Kanaks d’aujourd’hui, a fait carrière dans l’armée. Je ne vois pas en quoi ça pose problème. Ce que Hippolyte est en train de faire, c’est un autre chemin, celui de ces grands chefs coutumiers qui veulent s’engager dans la lutte d’émancipation.

Je pense que l’impact négatif qu’ont eu les événements sur nos pays est différent selon l’endroit où tu vis. À Ouvéa, par exemple, on n’a pas été impacté de la même façon que ceux qui vivent dans la cité, à Nouméa. À Ouvéa, faire venir de la marchandise manufacturée, c’est devenu compliqué : on a plus qu’un bateau qui arrive tous les quinze jours ici, notamment parce qu’à Nouméa, les grosses enseignes qui ont été saccagées et brûlées vont mettre du temps à se relever et à se réapprovisionner. Du coup on remarque que les gens, tout doucement, ils rentrent rejoindre les tribus. Pour moi, c’est très encourageant. Ce lien à la terre, à la culture vivrière, au champ prend de l’ampleur. Mais comment faire pour recréer un environnement tribal dans une ville citadine comme Nouméa ? Est-ce que c’est possible de faire de la paysannerie dans la cité ? La précarité, elle est plus forte sur Nouméa, car sur la Grande Terre, tu as aussi des communes qui sont dans l’arrière-pays qui ont un mode de vie très simple.

Je me disais tout à l’heure : «moi, je ne paye pas de loyer. Il y en a certains à Nouméa, ils doivent payer le loyer.» J’y ai des amis qui y ont perdu leur emploi. Ils essayent de négocier avec les bailleurs pour ne pas payer de loyer pendant un certain temps. Déjà, en temps normal, ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Alors, imaginez leur situation aujourd’hui. À Nouméa, c’est vraiment la cité de la cité. Vivre à Nouméa, c’est vivre dans la ville. Vivre dans la ville, c’est des charges.

Un des meilleurs témoignages que je peux partager avec vous c’est qu’il y a trois semaines, on avait un deuil ici à la tribu, chez moi. On a enterré un grand frère qui avait 60 ans. Sa famille qui habite à Nouméa est arrivée pour l’enterrement et elle a passé une semaine avec nous. Le jour de l’enterrement, on a fait un repas à table, parce que, pour nous ici, deuil, ça rime avec festin : bien manger en famille pour marquer ce moment-là de tristesse. C’est aussi un moment de rassemblement communautaire. Et là, un tonton de sa famille me disait : «C’est vrai qu’ici, la vie est belle. Regardez tout ce qu’on a à table.» On avait de la langouste, on avait du poisson, on avait des crustacés. Et j’ai dit «je vous comprends tonton. Je suis allé deux, trois fois à Nouméa depuis le 13 mai, et j’ai vu qu’il y a des familles qui ont du mal à mettre un morceau de pain sur la table.»

Heureusement, on a un truc qui est fort chez nous, les kanaks, c’est la solidarité. Alors à Nouméa, ils s’organisent : ils se regroupent par collectifs et nous appellent pour qu’on leur envoie du poisson et des produits de la terre qui serviront à alimenter les points de mobilisation et les familles des camarades qui sont dans le besoin. À Ouvéa, on se passe le mot, on parle via les réseaux, et le jour où le bateau arrive, on demande la participation de chacun. On fait un point de collecte pour toutes les denrées alimentaires. Les camarades à Nouméa qui ont lancé l’appel à la solidarité les récupèrent et les redistribuent eux-mêmes dans les familles nécessiteuses. Il y a une coordination qui se fait à distance, une coopération pour permettre que cet élan de solidarité puisse répondre à un besoin social urgent. Parfois, ça passe par des structures associatives dans des quartiers populaires, ou par des comités de lutte ou des points de mobilisation et de solidarité qu’on appelle des marchés populaires. C’est comme ça qu’on s’organise depuis le mois d’août. Pour l’aspect financier, on lance des petites cagnottes. On nomme un référent qui va collecter de l’argent sur un temps d’un mois maximum. Une fois qu’on arrive au bout du délai, on appelle Nouméa et on leur verse la somme sur un compte.

«De la mer à l’assiette, du lagon à l’assiette, de la graine à l’assiette, de la terre à l’assiette». Moi, je suis convaincu par ça. Après, allez essayer d’expliquer ça à tous les gens qui ont l’habitude de manger au plus facile. On va acheter un paquet de saucisse, on fait bouillir de l’eau, on le jette dedans et c’est cuit. Alors que le poisson, il faut aller le chercher, il faut le préparer, tu le mets dans la marmite, tu le dégustes. Il ne faut pas être fainéant. Une «prise de conscience», voilà la formule qu’il faut pour prendre position. «J’ai pris conscience que ce n’est pas bon pour ma santé, donc j’arrête d’acheter du poulet importé du Brésil, de Hong Kong, ou d’Arabie Saoudite.»

Suite aux évènements, le secteur de la mine en a pris un coup7. 3 000 à 4 000 salarié·es ont tout perdu. Combien d’années a-t-on extrait le nickel sur nos terres, sur nos montagnes ? Il faut que ce modèle basé sur les mines change, on a envie de se tourner vers autre chose.

Un autre modèle économique, c’est un modèle économique basé sur nos traditions, basé sur nos techniques et nos connaissances. Par exemple, en termes de construction, on a des méthodes d’ingénieur. Je ne parle pas de «l’ingénieur» dans le sens de l’éducation nationale, mais dans le sens de «l’ingénieur traditionnel». Quand on construit une case en forme arrondie, elle résiste plus à une tempête, à un cyclone, à une tornade qu’une maison avec des tôles importées.

Le modèle économique, c’est un vrai questionnement dans la tête de celles et ceux qui ont pris conscience. La personne avec qui vous parlez, moi, je suis un fonctionnaire, et, par ailleurs, je suis un militant. Moi, ça ne me dérange pas de ne plus être fonctionnaire et de vivre au même niveau que ceux qui n’ont pas le salaire tous les mois, parce que je me sens capable de subvenir à mes besoins primaires qui sont de manger et de vivre tout simplement.

Mais est-ce que c’est partagé par beaucoup ? Lors de nos réunions, on n’est pas une centaine de bonhommes. Quand on partage ces réflexions-là, on est au maximum 20 individus. C’est déjà bien, parce que faire bouger les consciences après 171 ans de colonisation, c’est pas évident. 171 ans de colonisation, ça nous a verrouillés, ça nous a enchaînés.

Il faut qu’on coupe le lien politico-financier ou politico-institutionnel avec la France. Il faudra savoir ce qu’on veut. Est-ce qu’on veut notre indépendance ou est ce qu’on veut continuer à dépendre de la France ? C’est ça que j’arrive pas à comprendre. Si on se détache d’elle, on coupe le cordon ombilical. Pas plus tard que cette semaine, le président du gouvernement s’est encore une fois rendu en France8 pour négocier des fonds, soi-disant pour «maintenir l’économie». Depuis le mois de septembre, on a des responsables institutionnels au niveau local qui continuent à vouloir maintenir des liens forts avec la France, notamment pour qu’elle continue à nous financer. Avec mes camarades on se pose des questions et on se dit : «on va aller négocier encore de l’argent en France pour reconstruire et relancer l’économie, mais c’est l’économie en faveur de qui ? Et c’est l’économie pour quoi ? C’est pour toujours enrichir les mêmes dix familles qui sont les plus riches du pays ?9» Je vois pas l’intérêt. Notre gouvernement, lui, il peut s’en féliciter, et peut-être l’argent sera utilisé pour payer tous ses fonctionnaires10.


  1. Le 43e congrès du FLNKS s’est tenu à Koumac, dans la tribu de Pagou. 300 personnes se sont rendues à ce congrès exceptionnel qui avait été convoqué par le Rassemblement démocratique océanien, à ce moment chargé d’animer le bureau politique du front indépendantiste. Dès l’ouverture du congrès, l’objectif du FLNKS a été rappelé : l’obtention de la pleine souveraineté. Sur l’ordre du jour figurait la gouvernance du FLNKS, l’identité kanak, la jeunesse, les enjeux sociétaux et la reconstruction économique. Le congrès a eu lieu sans l’UPM et le Palika qui dénonçait que «cet outil et tout ce qu’il représente font l’objet d’instrumentalisation (…) sous le prétexte de l’unité à tout prix» et qui déplorait que les modalités de sortie de crise et la reprise du dialogue ne figuraient pas à l’ordre du jour. Mi-novembre, ces deux partis se sont retirés du fonctionnement quotidien du FLNKS. ↩︎

  2. Du 23 au 25 novembre 2024 a eu lieu le 55^e^ congrès annuel de l’Union Calédonienne à Canala, à la tribu de Mia. Le congrès devait avoir pour objet de revoir le fonctionnement du parti et de ses structures, d’aborder les discussions sur les élections provinciales de 2025, l’avenir institutionnel, le corps électoral et de procéder à l’élection du bureau et du président. ↩︎

  3. Daniel Goa, né en 1953, était le président de l’Union Calédonienne entre 2012 et 2024. Au congrès de 2024, c’est Emmanuel Tjibaou, né en 1976, qui prend la tête du plus ancien parti indépendantiste du territoire, élu avec 144 voix sur 198. ↩︎

  4. À l’occasion de l’anniversaire de la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France, le 24 septembre, le Conseil national des chefs de Kanaky, Inaat Ne Kanaky, un mouvement indépendantiste, a tenu pendant trois jours son assemblée dans le district de La Roche, sur l’île de Maré. La cérémonie a réuni des dignitaires Maoris, Vanuatais, Fidjiens et que les représentants des institutions locales n’ont pas répondu à l’invitation. Les chefs kanak ont proclamé unilatéralement la souveraineté des chefferies sur leurs territoires coutumiers. Le Sénat coutumier et le Conseil national des grands chefs se disputent la légitimité pour porter la parole traditionnelle kanak auprès de l’État et peser sur le futur statut du territoire. La déclaration du Conseil national des chefs a abordé la gestion des ressources de chaque terre coutumière, avec en creux l’importance du nickel «On exploite le patrimoine, mais les tribus à qui cela appartenait n’ont rien pour vivre, ou des miettes. On a déplacé des clans pour les installer sur des terres incultivables». Le Sénat coutumier, créé par l’accord de Nouméa en 1998, est censé représenter les autorités coutumières, mais le Conseil national des grands chefs a souvent pointé le fait qu’il fonctionne comme «un service du gouvernement» au service des partis politiques locaux. ↩︎

  5. En octobre 2024, la Quatrième Commission de l’ONU traitant, entre autres, des questions relatives à la décolonisation adopte un projet de résolution qui réaffirme «qu’il appartient au peuple de ce territoire de déterminer librement son futur statut politique, et demanderait à cet égard à la Puissance administrante d’agir en coopération avec le gouvernement du territoire et l’ONU pour mettre au point des programmes d’éducation politique. Elle exhorterait toutes les parties prenantes en Nouvelle-Calédonie, en particulier les forces de l’ordre, à faire preuve de la plus grande retenue afin d’éviter d’aggraver une situation déjà tendue, compte tenu de l’exercice de la proportionnalité par rapport à la situation.» Lors de sa session, 18 pétitionnaires étaient inscrits pour prendre la parole, dont Hippolyte Sinewami. ↩︎

  6. Le grand chef du district La Roche, Hyppolite Htamumu Sinewami, est le président du Conseil des chefs Inaat Ne Kanaky. ↩︎

  7. Les émeutes de 2024 ont contribué à l’arrêt total des activités de l’extraction minière de plusieurs sites, notamment de la production métallurgique de l’usine Prony Resources : l’usine a été coupée du réseau électrique suite à la dégradation d’une ligne à haute tension. Son accès et son approvisionnement en eau ont été fortement perturbés. Ses activités étaient entièrement bloquées pendant six mois. Le centre minier Thio de la Société Le Nickel (SLN), situé du côté est de la Grande-Terre, a lui aussi été «mis en sommeil» en octobre 2024. Il avait subi des dégâts conséquents : le convoyeur qui permettait de charger les minéraliers, des laboratoires, des bureaux, des pelles, des chargeuses, des camions et du matériel minier et des maisons d’employés ont été incendiés, détruits ou volés. ↩︎

  8. Le 15 novembre 2024, le président du 17e gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou, se rend à Paris avec une délégation pour convaincre l’exécutif national de la bonne direction prise par le plan de sauvegarde, de refondation et de reconstruction (PS2R). Ce plan est une réponse politique aux émeutes déclenchées le 13 mai. Pour assurer une adhésion large à ce plan, le gouvernement avait invité l’ensemble des acteurs concernés à soumettre leurs contributions et a organisé une consultation numérique auprès de la société civile en août et en septembre 2024. 3000 réponses ont été recueillies, dont plus de 90% issus de la Province Sud, la province la plus riche et la plus développée de la Nouvelle-Calédonie et dont la vie politique a toujours été largement dominée par les loyalistes.

    Selon le Monde, le PS2R a comme but de sauver un système économique qui a vu près du quart du PIB néo-calédonien s’évaporer depuis le 13 mai. Il repose sur quatre grands piliers : attractivité de l’économie, viabilité de la protection sociale, efficacité des institutions et restauration du vivre-ensemble. (Le Monde, 16.11.24) ↩︎

  9. Selon le livre La Nouvelle Calédonie face à son destin, «l’économie actuelle repose toujours sur quelques grandes familles ou groupes locaux, métropolitains ou antillais, qui contrôlent le commerce et la distribution, les mines, les transports, la banque et les assurances, l’agroalimentaire ou l’immobilier. Cette structure oligopolistique, à l’origine d’une concurrence faussée, n’est pas étrangère au coût de la vie élevé, avec des produits alimentaires 78 % plus chers que dans l’Hexagone, et aux inégalités sociales criantes». (The Conversation, 2.9.24) ↩︎

  10. Historiquement, le financement de l’économie calédonienne repose d’un côté sur le nickel et de l’autre sur les transferts publics (TP). L’économiste Jean Freyss publie en 1995 Economie assistée et changement social en Nouvelle-Calédonie. Il y décrit comment entre 1969 et 1972, lors du ‘boom nickel’, le gouvernement français a profité de la situation économique et du besoin de main-d’œuvre pour mettre en place une politique d’immigration métropolitaine massive, minorisant les kanaks au moment même où émergeaient les premières revendications indépendantistes. Lorsque ce boom fut suivi d’une récession, le gouvernement français augmenta considérablement les TP vers la Nouvelle-Calédonie pour compenser les pertes économiques, ceux-là servirent alors de «substitut à la croissance» et la rendaient davantage dépendante de la France – d’où le terme d’«économie assistée». Au début des années 2020, le poids des TP nets dans le revenu national disponible brut est en décroissance, mais demeure important (12,9% en 2012 contre plus de 25% en 1986). Depuis 2002, la croissance néo-calédonienne apparaît moins dépendante des TP, suggérant qu’une économie productive se substitue peu à peu à l’économie assistée. Le développement de la métallurgie du nickel engendre une réduction relative du poids des TP dans l’économie et l’exploitation de la rente basée sur le nickel a généré une accumulation de capital et une croissance extensive à travers les importants investissements directs étrangers. ↩︎