Léa, le 22 juillet 2024

par La forteresse cachée
Tags : Entretien
Premier entretien avec Léa

19h15 à Ouvéa1, 10h15 en métropole

Je suis née en France, j’étais journaliste. Arrivée il y a plusieurs années en Kanaky2, j’ai travaillé pour des radios locales et réalisé des portraits radiophoniques, notamment il y a longtemps avec une des personnes qui, après avoir été arrếté·es en Kanaky le 19 juin 20243, a été incarcérée en France.

Ce n’est pas que je porte particulièrement en moi les idéaux du mariage, mais je suis mariée et je vis dans la tribu de Gossanah4, dans une famille historiquement très impliquée dans la lutte indépendantiste en Kanaky. Vivant sur des terres coutumières5 le mariage me donne quelques garanties vis-à-vis du droit coutumier et notamment en regard de l’accès aux terres.

C’est une communauté d’environ deux-mille habitant·es, établie proche de la grotte de Gossanah6. Depuis Nouméa, la liaison ne se fait que par avion, et en règle générale, il y a un vol par jour. En ce moment, le rythme est plutôt de deux par semaine.

Sur l’aéroport de Nouméa, pour les liaisons hors Kanaky, c’est pareil, le trafic aérien a repris7, mais est très ralenti. En fait, personne ne veut partir ni venir, car la situation est trop tendue. Les locaux·ales attendent les prochains évènements et les touristes choisissent d’autres destinations.

À cause des élections et du fait qu’on n’a pas encore de gouvernement, mais aussi des JO, la situation est en ce moment un faux calme. Les gens reprennent leurs forces. Mais c’est clair que ça peut péter à nouveau très vite à la moindre décision de merde du gouvernement. La situation est très différente sur les îles ou à Nouméa. La quasi-totalité de la Kanaky est à Nouméa8, donc ce qu’il s’est passé durant les dernières semaines a été bien plus fort là-bas que dans la brousse ou sur les îles. Les quartiers du sud-est de la ville, où habitent les riches et qui sont donc très protégés, ont été les seuls a être très peu touchés, même durant les jours les plus durs.

Sur Ouvéa par exemple, il n’y a qu’une seule route, donc c’est vite bloqué si il faut. Les gendarmes ont peur des fantômes de la grotte de Gossanah, donc ils ne sortent plus de leur gendarmerie. Déjà d’habitude, ils font de la prévention routière, mais pas bien plus. Personne n’a de permis ni d’assurance de toute façon. En ce moment, sur l’île, il y a une dizaine de barrages avec des banderoles et les gens mobilisés construisent des cases. Ce sont des barrages filtrants, c’est-à-dire que les gens font de l’information, des points de rencontre et d’organisation, mais ne bloquent pas. De manière générale, c’est très mixte en âge et les plus vieux tiennent les plus jeunes.

Ce n’est pas le cas à Nouméa. La ville est quadrillée par les gendarmes et les blindés9 et, dans les quartiers nord plus pauvres, il y a une génération de jeunes, déraciné·es sur leurs propres terres. Ils ont grandi en ville, loin des structures kanaks. Ils sont très révoltés, aussi parce qu’ils vivent dans la misère. Il existe aussi un très gros problème d’alcool, comme dans beaucoup de colonies, ça détruit des liens et augmente très fortement le niveau de violence. Ce n’est pas uniquement à Nouméa, ça touche aussi les gens dans les îles bien sûr. D’ailleurs au début de la révolte, l’État a coupé l’approvisionnement en alcool10 et deux personnes dépendantes sont mortes à cause du manque et parce qu’ils ont bu de l’alcool ménager. Donc, ces jeunes ne sont pas tenus par la CCAT, il y a une sorte de réseau informel de grands frères qui sont les interlocuteurs de bandes de jeunes très mobiles et motivés. Ça n’a rien à voir avec les grands frères dans les MJC, ici on parle d’une organisation politique informelle et plus ou moins clandestine. Il y a donc dans Nouméa encore des actions et parfois des tirs, tout le monde est armé ici parce que tout le monde chasse. Quand les flics détruisent un barrage au bulldozer, deux heures après des arbres sont abattus au même endroit pour remonter le barrage. Aussi, il y a eu plusieurs incendies d’églises récemment. Mais l’ambiance c’est plutôt des petits groupes qui agissent ponctuellement que des situations d’émeute généralisées comme il y a quelques semaines. De l’autre côté, hier, le mausolée du grand chef Ataï a été profané11.

Au sujet des personnes qui ont été arrêtées, on peut supposer que quelques dizaines d’entre elles ont été envoyées en métropole. Mais il est aussi possible qu’elles soient dans les prisons de Nouméa ou de Koné qui sont très surveillées, et desquelles peu d’infos sortent. Pour celles dont on est sûrs qu’elles sont en métropole, les 8 du 19 juin, elles sont suivies par l’avocat historique du FLNKS.

Les gens attendent septembre et la rentrée politique pour savoir s’il y aura dégel ou non du corps électoral, car les prochaines élections sont en décembre et là ça pourrait péter à nouveau très fort parce qu’on est à la fin du processus de décolonisation prévu par les accords de Matignon Oudinot12. Mais ici personne n’est dupe du fait que la France n’a jamais véritablement voulu lâcher la Nouvelle-Calédonie, notamment en raison de l’exploitation du nickel, mais aussi de la stratégie indo-pacifique13. Le fait que le processus de décolonisation doive passer par des référendums est bien le premier signe de cette réticence. Du coup, en ce moment, il y a des fractures dans le mouvement indépendantiste, avec le FLNKS et la CCAT qui sont parfois accusé·es de corruption ou juste d’être trop vieux et d’avoir des places confortables dans l’organisation. Ça se traduit en oppositions politiques, notamment avec le Parti Travailliste qui lui refuse de négocier quoi que ce soit avec l’État. Et sur le terrain, ces organisations sont déjà un peu dépassées, notamment à Nouméa par ces bandes de jeunes qui se sont senti·es lâché·es par les politicien·nes indépendantistes et qui, de fait, échappent au contrôle de la CCAT. Jamais la CCAT n’avait le pouvoir de mettre un si gros bordel en Kanaky.


  1. Ouvéa est un atoll qui fait partie de l’archipel des îles Loyauté, une des trois provinces qui constituent la Nouvelle-Calédonie. ↩︎

  2. Kanaky est le nom donné à la Nouvelle-Calédonie par les indépendantistes depuis les années 1970. Il s’agit d’un renversement de stigmate, le terme polynésien signifiant «homme» ayant pris une connotation péjorative après le début de la colonisation française. ↩︎

  3. Le 19 juin 2024, 8 personnes sont arrêté·es et accusé·es d’être des leaders de la CCAT et commanditaires des émeutes. Sept autres personnes sont arrêté·es le même jour. La gendarmerie a perquisitionné les locaux de l’Union Calédonienne et Gérald Darmanin a accusé la CCAT d’être une organisation mafieuse. Pour certain·es d’entre elles, les procédures de rapatriement vers les prisons de métropole étaient déjà organisé·es au moment des arrestations. Une fois déporté·es, les arrêté·es ont été incarcéré·es dans des taules différentes. En septembre 2024, la majorité des arrété·es est toujours détenue en France. ↩︎

  4. Gossanah est une tribu établie sur l’île d’Ouvéa et fait partie de l’aire coutumière Iaai, dans le district Imone. ↩︎

  5. La terre coutumière est une catégorie de foncier instituée par la Loi organique du 19 mars 1999. Elle regroupe les terres de réserve affectées à une tribu, les terres de clans et les terres rétrocédées. «Les terres coutumières sont régies par la coutume et par les textes qui régissent ces terres. En conséquence, le droit civil de la propriété ne s’y applique pas. Les terres coutumières répondent à la règle dite «des 4 i», c’est-à-dire qu’elles sont inaliénables, insaisissables, incommutables et incessibles. Autrement dit, elles ne peuvent changer de propriétaire, que ce soit volontairement (vente, échange, donation…) ou par la contrainte (saisie, expropriation, prescription…). En revanche, il est possible de les louer. […] Les premiers terrains reconnus comme relevant du statut coutumier sont les réserves (précédemment dites «réserves indigènes» puis «autochtones») mises en place au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle dans un objectif de cantonnement des tribus de la Grande Terre. La quasi-totalité des Iles Loyauté a été déclarée réserve autochtone à la fin du XIXe siècle puis l’Ile des Pins au début du XXe siècle.»

    → Pour aller plus loin, consulter les articles à ce sujet sur le site de l’Agence de Développement Rural et d’Aménagement Foncier à un Groupement de Droit Particulier Local.

    https://www.adraf.nc/la-terre-en-nouvelle-caledonie/terres-coutumieres

    https://www.adraf.nc/component/cartographie/?zone=generale&type=TP ↩︎

  6. C’est là que finit la prise d’otage de gendarmes d’Ouvéa le 5 mai 1988. Cette prise d’otage fait suite à l’attaque de la gendarmerie d’Ouvéa par une soixantaine de kanaks entre les deux tours de l’élection présidentielle. L’attaque arrive après plusieurs années d’affrontements entre indépendantistes et loyalistes, incluant des exécutions des dirigeants indépendantistes. S’en suivront les accords de Matignon du 26 juin 1988.

    → Pour aller plus loin concernant la prise d’otage, consulter la revue indépendantiste Bwenando ainsi que le rapport de la Ligue des Droits de l’Homme

    → Pour aller plus loin concernant les affrontements précédant la prise d’otages, regarder les documentaires Waan Yaat : un massacre impuni et loi Machoro, itinéraire d’un combattant ↩︎

  7. L’aéroport de Nouméa est resté fermé aux vols commerciaux à partir du 14, il devait être rouvert le 18 mai, puis le 2 juin pour ne l’être véritablement que le 17 juin. En attendant, les touristes ont décollé à bord d’appareils militaires vers l’Australie et la Nouvelle-Zélande, depuis l’aérodrome de Magenta à Nouméa ou vers la Polynésie sur des vols affrétés par l’armée française. Cela n’a pas empêché Paris de mettre en place un «pont aérien de rétablissement de l’ordre» pour envoyer sur place un millier de policiers, gendarmes, CRS, GIGN. (La voix du Nord, 16 mai 2024) ↩︎

  8. Environ 270 000 personnes habitent en Kanaky, dont plus de 180 000 habitent l’agglomération de Nouméa. Elle est créée en 1854 sous le nom de Port-de-France pour servir de centre administratif et militaire à la colonisation française en Nouvelle-Calédonie. C’est le chef lieu de Nouvelle-Calédonie et de la province Sud, et un bastion antiindépendantiste qui s’est développé autour du bagne et de l’industrie du nickel. ↩︎

  9. Gabriel Attal disait le 16 mai en sortant du conseil des ministres : «Notre objectif est clair : rétablir l’ordre. […] Nous allons renforcer le pont aérien de rétablissement de l’ordre pour déployer un millier d’effectifs de sécurité intérieure supplémentaire, en plus des 1700 effectifs qui sont déjà sur place. Concrètement, des forces du GIGN sont arrivées hier soir, venues de Polynésie. Un avion vient d’atterrir en Nouvelle-Calédonie avec 132 effectifs supplémentaires. Un avion est parti hier soir de l’hexagone avec un escadron de gendarmerie mobile et 40 forces du GIGN, soit 116 effectifs supplémentaires», avait-il détaillé. «Cet après-midi, un avion décollera de l’hexagone avec deux escadrons de gendarmerie mobile et deux compagnies de CRS, soit 250 effectifs supplémentaires.» (La voix du Nord, 16 mai 2024)

    Six escadrons supplémentaires de gendarmerie mobile seront par ailleurs déployés dans les prochaines heures, via l’aviation militaire et l’aviation civile, «y compris avec des réquisitions» pour organiser ce pont aérien. «C’est un niveau de mobilisation qui est inédit et qui illustre la détermination du gouvernement» . Par ailleurs, une circulaire pénale sera prochainement publiée pour «garantir les sanctions les plus lourdes contre les émeutiers et les pillards», a martelé Gabriel Attal.

    La gendarmerie communiquait par ailleurs le 4 juin sur son site que : «*La gendarmerie de Nouvelle-Calédonie possède le parc blindé le plus important de tous les outre-mer. «Celui-ci devait être renouvelé avec l’envoi de huit véhicules Centaure lors du troisième trimestre 2024, mais le déploiement a été accéléré en raison des évènements», explique le colonel Michael Di Meo, projeté en renfort sur l’archipel.

    Au total, ce sont donc 16 véhicules d’intervention polyvalents de la gendarmerie (VIPG) Centaure qui seront déployés afin de renforcer les capacités opérationnelles locales et de poursuivre l’engagement pour le rétablissement de l’ordre républicain.

    (Gendarmerie nationale, 04.06.2024) ↩︎

  10. L’état d’urgence instauré le 16 mai continue de prévaloir, avec les mesures qui l’accompagnent : couvre-feu de 12 heures quotidiennes, interdiction de rassemblement, de transports d’armes et de vente d’alcool, bannissement de l’application TikTok. Suite à cette mesure inédite, la Quadrature du Net, la Ligue des droits de l’Homme et le Mouvement Kanak (organisation de jeunesse kanak) ont saisi le Conseil d’État d’un référé-liberté le 17 mai. Jeudi 23 mai, le Conseil d’État a rendu sa décision et ne suspend pas le blocage, faute d’urgence.

    → Pour aller plus loin, consulter cet entretien avec Noémie Levain, juriste à la Quadrature du Net : https://www.bondyblog.fr/opinions/interview/interdiction-de-tiktok-la-nouvelle-caledonie-sert-de-terrain-dexperimentation/ ↩︎

  11. Ataï est le «grand chef» kanak de Komalé, près de La Foa (une commune dans la Grande Terre). En 1878, il mène l’insurrection kanak contre les colonisateurs français. Après des victoires importantes qui inquiètent l’administration coloniale de la Troisième République, il est tué par un auxiliaire kanak missionné par les colons français.

    En 1878, sa tête qui avait été mise à prix 200 Francs est achetée, ainsi que celle de Sandja (Takata, c’est-à-dire sorcier-guérisseur d’Ataï) par Navarre, un médecin de marine. Conservée dans un bocal de formol et montrée à Nouméa, elle est expédiée en métropole en 1878. Elle subissent ensuite toute une série de traitements abjects et n’est se sont retournées en Kanaky qu’en 2014, et inhumées en 2021 à La Foa dans un mémoriel de la réconciliation qui comprend aussi une plaque en mémoire des colons morts pendant l’insurrection de 1878. Le 21 juillet 2024, le site est attaqué, les crânes volés, les cercueils enflammés et la plaque détruite. (Leopold DE PRITZBUER Le Vice-Amiral sur geneanet.org) ↩︎

  12. Signés le 26 juin 1988 par une délégation indépendantiste menée par Jean-Marie Tjibaou et une délégation antiindépendantiste dirigée par le député Jacques Lafleur, sous l’égide du gouvernement français de Michel Rocard, à la suite du conflit opposant les loyalistes (favorables au maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la République) et les indépendantistes. Ces accords prévoient une période de développement de dix ans, avec des garanties économiques et institutionnelles pour la communauté kanak, avant que les néo-Calédonien·nes puissent se prononcer sur leur indépendance. Par la même occasion, ces accords amnistient la prise d’otages d’Ouvéa, interdisant tout procès sur la mort de 4 gendarmes et de 19 indépendantistes kanaks. Les accords de Matignon-Oudinot sont prolongés en 1998 avec l’accord de Nouméa signé en 1998 qui met en place transferts de compétences en Nouvelle-Calédonie par l’État français dans de nombreux domaines à l’exception de ceux de la défense, de la sécurité, de la justice et de la monnaie. Il a la particularité d’être contraignant pour le gouvernement français et institue des transferts de compétences déclarés comme irréversibles pour lesquels tout projet ultérieur de retour en arrière se retrouve ainsi, de fait, conditionné à la fois à un référendum et à une modification constitutionnelle.

    À l’issue de cette démarche, trois référendums sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie sont prévus par l’accord en cas de vote négatif pour les deux premiers. Le premier de ces référendums est organisé le 4 novembre 2018, le second le 4 octobre 2020, et le troisième le 12 décembre 2021. Ce dernier référendum fut particulièrement marqué par l’abstention (56%), les indépendantistes ayant appelé au boycott en raison d’un désaccord sur la date du scrutin concernant le Covid. Il s’agit pour les habitant·es de déterminer le futur statut institutionnel de l’île. À ces dates, les citoyens néocalédonien·nes et les résidente·s du territoire ont été appelée·s à se prononcer par oui ou par non à la question : «Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ?». ↩︎

  13. La possession des anciennes colonies par la France lui permet d’être la première puissance mondiale en termes de superficie d’aire maritime contrôlée. La Nouvelle-Calédonie lui permet de disposer d’une aire d’influence importante lui permettant de jouer des coudes avec les grandes puissances.

    → La stratégie Indo-Pacifique est expliquée, en termes politicomilitaires dans la documentation du ministère des armées. https://www.defense.gouv.fr/dgris/enjeux-regionaux/strategie-francaise-indopacifique ↩︎