Léa, le 20 août 2024
19h30 à Ouvéa, 10h30 en métropole,
Sur toute la Kanaky, les barrages sont encore en place, notamment pour parler des prisonnier·ères politiques, mais aussi du 24 septembre1 et pour rester mobilisé·es tant qu’il n’y a pas de décision sur le dégel du corps électoral. Les barrages se font beaucoup sur les routes transversales, mais côté est, il y en a aussi toujours beaucoup.
C’est une période étrange. À Nouméa, il y a une dizaine de jours, le climat était atroce, il y avait des militaires partout, et ça a un impact très fort sur la vie quotidienne. Tous les hôtels sont réquisitionnés pour les flics, et, dans la rue, il y a des militaires, des blindés, bref, des gens armés partout. L’alcool était toujours interdit à la vente directe, mais autorisé à la consommation dans les bars qui ferment à 20h2. Les rues sont pleines des gens bourrés très tôt et les bars pleins de militaires qui chantent en karaoké Les lacs du Connemara.
La société nouméene blanche est très favorable aux flics et les gens discutent avec eux dans la rue, etc. Dans les cafés et dans la rue, le racisme est complètement désinhibé. Les flics ont soutenu les barrages montés par les milices privées blanches. Des rues entières sont repeintes en drapeaux bleu-blanc rouge. Dans d’autres quartiers, certaines sont repeintes en drapeau kanak.
À Saint-Louis3, on ne sait pas du tout ce qu’il se passe. Brièvement, c’est un endroit très intéressant. À la fin du XIXe, ils étaient autosuffisants. C’est une tribu dans laquelle il y a eu beaucoup d’immigration, des gens d’autres îles, des Javanais·es etc. Aujourd’hui, ils ont mauvaise réputation dans la presse, car ils sont situés sur une route qui, une fois bloquée, bloque quasiment tout le pays. C’est une tribu où il y a pas mal de jeunes assez pauvres et déraciné·es et ça pourrait ressembler à un quartier populaire en France. C’est aussi un endroit où les gens se réfugient quand ils ont des problèmes, et c’est dans ce quartier qu’un gendarme a été tué au début des émeutes4. Mais cette fois, ce sont les militaires qui ont bloqué la route, avec un mur en parpaings gardé par des blindés.
De l’autre côté de l’île, ce qu’il s’est passé la semaine dernière à Thio, ce n’est pas un évènement isolé, il n’y a pas de «reprise des émeutes», ça ne s’est juste pas arrêté. C’est un endroit en grande crise, le centre de santé va fermer, mais aussi le collège. L’alcool était déjà interdit au moment de cette fusillade. La préfecture a voulu rouvrir la vente, mais, dans beaucoup d’endroits, les communes l’ont interdite à nouveau dès le lendemain, notamment à Ouvéa où des bagarres ont éclaté le soir même. La CCAT a elle-même demandé à ce que la vente d’alcool soit interdite. L’alcool est vu comme un instrument de la colonisation, d’ailleurs, les premiers discours sur les émeutes disaient qu’il ne s’agissait que de jeunes alcoolisé·es. À Ouvéa les gens voudraient qu’il n’y ait pas d’alcool du tout. Ici, c’est plutôt la culture du Kava comme au Vanuatu. C’est une racine macérée et bue dans une noix de coco. Une boisson assez épaisse, il faut en recracher un dépôt. Elle a un effet un peu comme du cannabis, mais plus doux. Elle se consomme beaucoup dans des nakamal, qui sont des endroits où il est par ailleurs interdit de boire de l’alcool.
Thio est une ville bâtie au bord de la mer, mais elle est bloquée par les montagnes qui sont pelées, décapitées, car ici le nickel se trouve dans la couche de surface. Pour l’extraire, il faut donc leur raboter le sommet. Toute la journée, les camions font des allers-retours vers les bateaux. À l’époque de la création de l’usine, Thio devait être une ville plus belle et plus grande que Nouméa, mais le projet n’a pas marché. Les mines étaient censées être un levier économique de support pour l’indépendance et l’autonomie de la Kanaky. Mais le fric a tout foiré. Beaucoup de gens ont souffert, notamment les engagés sous contrat, beaucoup de migrant·es, notamment indonésien·es et javanais·es. C’est pour cela que les kanaks ont voulu les inclure aussi dans le processus d’accès à l’indépendance, car eux et elles aussi sont victimes de l’histoire.
Par exemple, la mise en place de «l’usine du Nord», Koniambo Nickel (KNS)5 au nord de la Kanaky, était une demande des indépendantistes pour opérer un rééquilibrage économique entre la province du Nord, contrôlée par eux, et celle du Sud, contrôlée par les loyalistes, mais elle va bientôt fermer, d’ici deux semaines. Ils devraient réduire la voilure et probablement la fermer en octobre. Les usines en Kanaky sont toutes surendettées et non rentables. Mais elles font vivre une grande partie de la population, c’est le premier employeur privé de l’île. Au Sud, les usines sont souvent cramées, car c’est un bon levier de lutte. Notamment l’usine à serpentine6.
Pour ce qui est du 24 septembre, les blanc·hes de Nouméa ont vraiment peur, mais en fait, les autres s’en foutent un peu, notamment parce que le congrès du 31 août du FLNKS n’est pas passé et que cette date n’est donc annoncée que par l’UC. Il y aura donc probablement des actions symboliques, mais pas bien plus. Pour les blanc·hes, c’est la fête de la prise de possession de la Kanaky7.
Récemment, trois grands chefs, notamment Hippolyte Sinewami-Htamumu, ont décidé de quitter le Sénat coutumier8, car eux veulent se rapprocher de structures plus indépendantes. Ici, le Sénat coutumier est vu comme quelque chose de positif, mais aussi comme un objet créé par l’État et dans lequel il faut jouer selon ses règles.
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Dans son discours d’ouverture du comité directeur du 8 juin, Daniel Goa, porte-parole de l’Union Calédonienne, organisation membre de la CCAT, a dit que le 24 septembre, jour anniversaire de la prise de possession de la Kanaky par la France, serait déclarée l’indépendance. Alors que les loyalistes paniquaient, l’UC a précisé qu’ils parlaient de 2025.
https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/l-onu-et-son-comite-de-decolonisation-interpelles-sur-la-crise-caledonienne-1497182.html ↩︎
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La vente d’alcool dans le grand Nouméa est restée interdite jusqu’au 19 août. La réouverture partielle jusqu’au 8 septembre, du lundi au jeudi de 9 heures à 17 heures et le vendredi de 9 heures à midi, a été décidée notamment pour permettre aux cavistes et revendeurs de reprendre leur activité. Les bars eux sont ouverts jusqu’à l’heure du couvre-feu, 18h jusqu’au 22 juillet, puis 22h. Le relai CCAT Pwêêdi-Wîîmâ du district de Bayes a condamné fermement la réouverture de la vente d’alcool. ↩︎
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Saint-Louis est une commune située à l’est de Nouméa, sur la route qui mène à Mont-Dore. C’est une tribu très mobilisée. ↩︎
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Entre le 13 mai et le 15 août, onze personnes ont été tuées dans les affrontements. Deux sont des gendarmes. Le premier a été tué Plum, à l’est de Nouméa. Le deuxième, «un gendarme mobile a trouvé la mort, touché par un tir accidentel, déclenché dans des circonstances encore à préciser». Ils ont reçu les honneurs militaires et la médaille de la sécurité intérieure des mains de Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Outre-mer et Marie Guévenoux, ministre déléguée chargée des Outre-mer. ↩︎
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Promise dès 1966 par le général de Gaulle, «l’usine du Nord» a été mise dans la balance par les indépendantistes dans le cadre du «préalable minier» de 1997, sans lequel l’accord de Nouméa de 1998 n’aurait pas été signé. À l’époque, pour les indépendantistes, seule l’activité métallurgique permettrait de parvenir au rééquilibrage entre le Nord rural et indépendantiste et le sud loyaliste, où se trouve la capitale Nouméa, qui concentrait alors toute l’activité économique.
En Septembre 2023, Glencore International, négociant suisse en matières premières et qui a avalé Xstrata qui a avalé Falconbridge est alors actionnaire à 49 % depuis 2013, annonce arrêter dès février 2024 le financement de «l’usine du Nord».
→ https://www.usinenouvelle.com/article/le-geant-suisse-glencore-menace-de-ne-plus-financer-l-usine-caledonienne-de-koniambo-nickel-des-fevrier.N2175607 ↩︎
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La mine de Kouaoua utilise une serpentine qui est un tapis roulant de 11 km qui transporte le minerai jusqu’aux bateaux. Celle-ci est régulièrement attaquée lors d’épisodes de luttes et de révoltes. ↩︎
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Historiquement, le 24 septembre est une fête civile locale chômée en Nouvelle-Calédonie pour commémorer la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France le 24 septembre 1853. Cette signification étant une source de réjouissance plus pour les non-indépendantistes que pour les partisans de l’accès à une pleine souveraineté, les autorités et certaines associations (tout particulièrement le «Comité 150 ans après») ont tenté après l’accord de Nouméa d’en faire une célébration plus consensuelle sous le nom de «Fête de la Citoyenneté», voire de la fixer à une autre date (telle que le 26 juin, en référence du jour de la poignée de main historique entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou lors de la signature des accords de Matignon en 1988). ↩︎
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Hippolyte Sinewami-Htamumu, grand chef du district de La Roche à Maré, a officiellement démissionné mardi 30 juillet de la fonction de sénateur coutumier. Aux yeux du Nengone qui a présidé le Sénat de 2019 à 2020, «l’institution coutumière fonctionne comme un service du gouvernement». Son «inaction» est pointée vis-à-vis de la jeunesse, mais aussi «des évènements récents. Voilà plus de 20 ans que le Sénat coutumier existe, on fait le même constat tous les ans, et rien ne change». L’absence de pouvoir décisionnel mais aussi l’instrumentalisation politique est en outre dénoncées. «Inaat ne Kanaky nous suit dans la démarche», appuie Hippolyte Sinewami-Htamumu, président de cette organisation aussi dénommée conseil national des grands chefs et instituée en septembre 2022. Cette démission révèle les lourds désaccords entre les deux structures.*» (Demain en Nouvelle Calédonie 01.08.2025) https://www.dnc.nc/hippolyte-sinewami-demissionne-du-senat-coutumier/ ↩︎