Jean-Yves, le 5 septembre 2024

par La forteresse cachée
Tags : Entretien
Premier entretien avec Jean-Yves

20h à Ouvéa, 11h en métropole

Jean-Yves occupe un poste à l’internat du collège Shéa Tiaou à Ouvéa, il est par ailleurs membre du Parti Travailliste.

Si le plus gros des mobilisations depuis le 13 mai c’était à Nouméa, à Ouvéa aussi, les gens se sont mobilisés. Aujourd’hui, les militant·e·s sont toujours présent·e·s sur les checkpoints, la situation est plus calme, mais au mot d’ordre de retrait du texte sur le dégel du corps électoral s’est ajouté celui de la libération des prisonniers politiques et du retour des déporté·es. Par contre, il y a des endroits qui sont méconnaissables et où, jusqu’à aujourd’hui, ils sont dans la résistance contre les forces de l’ordre, parce qu’il y a 3500 policiers sur un petit archipel comme ça ! Alors, ils marquent leur présence sur certains points et en particulier le retrait du texte.

Au sujet du nickel1, la première usine a été ouverte au Sud, puis une deuxième s’est ouverte, toujours au sud. L’usine de Kiniambo a ensuite été construite sur la province Nord, dirigée par les indépendantistes pour faire un rééquilibrage avec la province Sud, dirigée par les loyalistes. Aujourd’hui il y a une fermeture progressive, les fours ont commencé à être arrêtés le 31 août et 1200 salariée·s ont perdu leur travail, ils n’ont gardé que des cadres pour faire tourner l’usine à froid en attendant un nouvel investisseur. De ce qu’on entend, ça peut être des australiens, des canadiens ou des indonésiens. Mais par rapport à l’indépendance, de ce que j’en pense personnellement, le nickel, c’est un facteur de consommation excessive, moi je suis plus écocitoyen, je veux vivre pleinement de la consommation modérée. On a la pêche, les forêts, c’est ça l’économie existentielle.

Sur l’île d’Ouvéa, on a de la chance parce qu’il n’y a pas de nickel ici. Le nickel est source de problèmes et c’est aussi à cause de lui que la France ne veut pas lâcher. Moi, je me vois dans la même philosophie que Guillaume Vama2.

Le congrès du FLNKS3 a été l’occasion de mettre en œuvre l’Union Sacrée. À part deux partis qui rechignent, le PALIKA et l’UPM parce qu’ils ne sont pas vraiment alignés aux méthodes de CCAT, que sont les blocages et la lutte de terrain, mais plus partisans de négociations avec la préfecture, l’État, la diplomatie technocratique et les loyalistes.

L’Union Sacrée c’est l’accord de principe sur l’objectif principal de l’indépendance de la Kanaky. Certains disent qu’il faudra encore quatre ou cinq ans pour ça, pour finaliser les derniers tuilages et mettre en place les institutions et répondre aux questions économiques. Mais il faut qu’il y ait une diversification des activités, que l’on repense le modèle économique. Il est impossible de croire que l’économie du pays de demain ne soit basée que sur le nickel.

La Kanaky recèle de savoirs ancestraux, d’autres richesses, comme la pêche, la chasse ou l’agriculture qui ont traversé les générations. Il faut sortir du capitalisme, du profit et des choses importées, comme la consommation à outrance. Et il vaut mieux manger des poissons pêchés ici que venus d’Alaska.

Beaucoup de la culture importée est superficielle et ne fait pas le bonheur des gens, mais seulement de quelques-un·es. L’alcool en est un exemple, un artifice utilisé par le premier colonisateur pour foutre la merde dans les organisations sociales. L’alcool, dans toutes les histoires de colonisation, est utilisé pour acheter les gens, mais aussi pour diaboliser les luttes d’émancipation. Il produit violence et dépression. Il fait des dégâts dans toutes les couches de la société.

Le préfet et le haut-commissaire ont autorisé à nouveau la vente d’alcool il y a deux semaines. À Ouvéa, les gens, et aussi la CCAT, se sont mobilisée·s et ont manifesté contre cette décision, car l’alcool ne profite pas à la lutte, mais aux petits copains du préfet qui sont des revendeurs, des cavistes etc… Il faut savoir que les produits qui engendrent le plus de recettes ici c’est l’alcool et le tabac. C’est un cercle vicieux, les gens tombent malades, ce qui nourrit le système de santé occidental, la médecine curative, alors que nous sommes plutôt dans des démarches de prévention et d’usage de plantes médicinales. Il y a des tentatives pour enrayer l’alcoolisation, mais ce n’est pas évident après 150 ans de colonisation. Après… Moi aussi j’aime bien le bon rhum, mais un petit verre et c’est tout !

Il y a des gens qui disent que le pays est au bord de l’effondrement, mais pour qui ? Si on suit la culture des aînée·s, on n’est pas pauvres4. La situation du blocage ne me fait pas peur, il faut savoir ce que l’on veut, l’indépendance ou de continuer de dépendre de la France.

Le 24 septembre, c’est la date de prise de possession de la Kanaky par la France. L’annonce de la déclaration d’indépendance est stratégique, pour exiger l’indépendance au niveau du droit international. Pour obtenir l’indépendance, tous les moyens sont bons et le FLNKS fait un travail de lobbying important dans les institutions comme l’ONU5. Ça met la pression à l’État colonial, ça lui fait peur. D’ailleurs, en ce moment, il y a beaucoup de colons qui vendent leurs maisons et qui partent, c’est des signes encourageants, mais ils ne sont pas obligés de partir, ils doivent juste comprendre le désir d’indépendance. Ce n’est pas au peuple français que les kanaks en veulent, c’est à l’État français à Macron, l’artiste, et à ses marionnettes locales, comme Sonia Backès6. On n’a jamais dit qu’on allait mettre dehors les Français. Il y a toujours l’envie de faire peuple avec toute la population de Kanaky, toutes les victimes de la colonisation.

Il y a des tensions intergénérationnelles et des incompréhensions entre les jeunes et les plus âgée·s du FLNKS. Mais ces incompréhensions sont nées d’un manque de transmission de l’histoire et des structures politiques du pays. D’un manque de formation politique. Le problème depuis la signature des accords il y a 36 ans c’est que la lutte s’est trop institutionnalisée, s’est trop faite dans les institutions des colons et que le terrain a été délaissé. Et c’est ça qui nourrit les tensions. À titre d’exemple, sur les blocages, les plus jeunes ont des fois 11 ans et les plus vieux autour de 35 ans, alors que, dans les institutions politiques, les gens ont 70 balais… C’est un vrai problème, mais c’est sur le terrain qu’il faut le régler. Moi, à 48 ans, je continue d’aller sur les blocages, d’être sur le terrain avec les jeunes ils m’apprécient, il faut les préparer à continuer cette lutte militante, et ça se fait avec des échanges sur les points de mobilisation. Avec des conseils, des discussions, des questions, des explications sur certaines situations. Sur certains points de mobilisation, des responsables ont aussi organisé des activités en lien avec les traditions parce que Kanaky c’est un idéal, mais ce n’est pas juste agiter un drapeau. C’est comme un panier, un contenant, et il faut le remplir avec du contenu. Pas comme à l’école coloniale avec le prof au tableau, mais au même niveau, sur la natte, tous responsable de la lutte menée ensemble. Cette lutte redonne du sens, refait du lien, et le FLNKS a repris de la vitalité depuis le congrès du 31 août. Là, il faut tenir, encore deux ou trois ans, mais après il faudra passer la relève à ces jeunes.


  1. À compter de 1895 et avec la fin de la colonisation pénale en 1897, la mise en valeur des ressources minières est rapidement privilégiée par l’État français en Nouvelle-Calédonie. L’exploitation du nickel entraîne de nombreuses vagues d’immigration successives : vietnamienne, japonaise, indonésienne, wallisienne, tahitienne et antillaise. Selon l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques, «la filière mondiale du nickel est aujourd’hui paradoxalement extrêmement fragile. Ainsi, le nickel est considéré comme l’un des métaux de la transition énergétique à l’instar du cuivre et du lithium. Si aujourd’hui le nickel est principalement utilisé dans les alliages et l’acier inoxydables, le secteur des technologies bas-carbone et notamment les batteries prennent une place de plus en plus importante dans les usages de ce métal. […] À l’horizon 2040, on estime que les besoins pourraient augmenter de 75 % passant de 3,6 millions de tonnes aujourd’hui à plus de 6,2 millions de tonnes, avec les technologies bas-carbone représentant plus de 50 % des usages à cette période». Les prix du nickel se sont écroulés de plus de 45 % en 2023, pour s’établir autour de 19 000 euros la tonne, alors que le coût de production du nickel calédonien est estimé à 22 000 euros la tonne. Malgré une demande croissante au niveau mondial, les prix sont tirés à la baisse par l’essor rapide de l’Indonésie, qui a multiplié sa production par dix en une décennie, grâce au soutien financier de la Chine. Elle a atteint 1,8 million de tonnes en 2023, quand la Nouvelle-Calédonie plafonne à 230 000 tonnes. → Pour aller plus loin: https://www.iris-france.org/186389-nouvelle-caledonie-et-geopolitique-des-metaux-critiques-vers-une-perturbation-du-marche-du-nickel/ ↩︎

  2. Ce militant écologiste et indépendantiste, âgé de 30 ans, est connu pour avoir développé l’agroforesterie sur l’archipel. Une technique écologique permettant l’autosuffisance alimentaire, détruite par la colonisation. Il est aujourd’hui incarcéré à Bourges (Cher), à 17 000 kilomètres de chez lui. Il fait partie des sept militants indépendantistes kanak mis en examen et exilés en métropole après les révoltes contre le dégel du corps électoral en Nouvelle-Calédonie, qui ont fait une dizaine de morts. ↩︎

  3. Le 43e congrès du FLNKS s’est ouvert le vendredi 30 août 2024, à Koumac, dans la tribu de Pagou. Un congrès exceptionnel convoqué par le Rassemblement démocratique océanien (RDO), en ce moment chargé d’animer le bureau politique du front indépendantiste. Ce rendez-vous observé de près, vu l’origine et le contexte de la crise en Nouvelle-Calédonie, a eu lieu sans le Palika ni l’UPM.

    Sans président depuis 23 ans, le FLNKS a choisi ce weekend-là de confier les rênes du mouvement à Christian Tein, le leadeur de la CCAT, accusé d’avoir orchestré la mobilisation. A l’heure actuelle est à l’isolement à la prison de Mulhouse-Lutterbach (Haut-Rhin) depuis le 23 juin. «Par la nomination de Christian Tein, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) acte la reconnaissance de la CCAT en tant qu’outil de mobilisation du Front, et plus seulement de l’Union calédonienne (UC, principal parti indépendantiste, composante du FLNKS)» a expliqué Laurie Humuni, secrétaire générale du RDO. ↩︎

  4. À titre d’exemple, un article de Ouest-France de novembre 2018 expliquait à propos de la tribu de la famille Tjibaou : «Deux-cents personnes vivent ici dans des habitations de fortune. «Ça ne fait que dix ans qu’on a l’électricité», explique Félix Tjibaou, qui vit dans une maison de tôle, bois et ciment. «Avant, il y avait un groupe électrogène pour toute la tribu. Évidemment, on n’avait pas de congélateur.» Aujourd’hui, on se lave encore à l’eau froide, et 70 % des familles sont «autosuffisantes», consommant ce qu’elles cultivent, pêchent ou chassent : igname, manioc, tarot, poulet, cochon, cerf ou poisson…» ↩︎

  5. Notamment au sein du Comité spécial de la décolonisation : https://www.nouvelle-caledonie.gouv.fr/contenu/telechargement/10908/94991/file/Rapport+Roland+Berger+-+Audit+de+la+d%C3%A9colonisation.pdf ↩︎

  6. Sonia Backès, née Dos Santos est la petite-fille d’immigrés portugais ayant fui le régime autoritaire de l’Estado Novo dirigé par António de Oliveira Salazar, installés à Nouméa en 1952. Son père est proche des idées de l’antiindépendantiste néocalédonien Jacques Lafleur. Elle est présidente du parti loyaliste Les Républicains calédoniens. Elle a ces derniers mois cumulé les sorties racistes et défendu des positions à la limite de l’apartheid, proposant la séparation des provinces indépendantistes et loyalistes. ↩︎