Jean-Yves, le 10 septembre 2024

par La forteresse cachée
Tags : Entretien
Deuxième entretien avec Jean-Yves

21h15 à Ouvéa, 12h15 en métropole,

Au sujet de la visite d’Emmanuel Macron à Ouvéa en 2018 :

En 2018, Emmanuel Macron est élu depuis à peine un an quand il est venu à Ouvéa. C’était l’anniversaire des 30 ans de la prise d’otage de la gendarmerie. Alors, de mon avis personnel, il était venu pour tâter le terrain et pour nous marcher sur la tête. Soi disant pour réconcilier l’État français avec le peuple kanak et l’île d’Ouvéa. À ce moment, c’était une position minoritaire de s’opposer à sa venue. Mais donc, il est venu un peu avant le 5 mai, juste avant la fin des commémorations. Comme chaque président, il voulait faire un discours sur la stèle des 19 combattants1 et repartir. Il a peut-être rencontré le 1er magistrat de l’île, ou des notables quelconques, mais les gens de l’île ne peuvent pas vraiment savoir ce qui s’est passé à ce moment-là, ils et elles étaient bloquée·s à 4km de là. Tout était bloqué par les gendarmes sur l’île.

D’ailleurs, il faudrait demander aux gens ce qu’ils attendaient de cette visite… Mais voilà, c’est le complexe du colonisé, de dérouler le tapis rouge au premier homme de l’État français, ils attendaient des petits bonbons, des trucs sur lesquels ils avaient fait des demandes. Mais entre 2018 et aujourd’hui, avec ces gens, on se trouve dans la même pirogue à lutter contre l’État français et il n’y a plus de tensions avec ces gens, ils ont compris que c’était un artiste qui poussait la chansonnette comme on a appris au centre de vacances en étant petits : Je suis un artiste et je reviens de Paris.

Les camarades de l’Union Calédonienne ils voyaient une lueur d’espoir, c’était son premier mandat tout ça. Mais soit on réclame l’indépendance et l’on coupe le cordon ombilical, soit on continue à aller à Paris manger du caviar et du foie gras avec Macron. Voilà, pendant 36 ans, la lutte s’est trop faite dans les institutions, maintenant il faut des positions radicales.

Au sujet de la tribu de Saint-Louis :

Et pour Saint-Louis, c’est une tribu particulière qui s’est constituée au fil des années et pour beaucoup autour de la religion catholique, mais la religion a beaucoup moins d’importance maintenant. En fait, avant l’arrivée des colons, les tribus n’existaient pas, l’organisation sociale se faisait plus par aire d’influence. C’est les colons qui ont créé des réserves2, et ces réserves sont devenues les tribus. Ça permettait aux colons de mieux contrôler le pouvoir. Saint-Louis est composée de gens qui viennent de partout. Le premier Drapeau du FLNKS a été levé à la conception, plusieurs leadeurs historiques viennent de là ; le vieux Pidjot3 et d’autres leadeurs charismatiques. Plusieurs évènements qui ont marqué la lutte ont eu lieu là-bas. Saint-Louis, c’est un environnement où il est possible de mettre en échec l’État français, la justice, et les forces du désordre colonial. Et aussi, Saint-Louis est placé à un endroit stratégique, sur la route entre Nouméa et Mont-Dore. C’est un peu le village gaulois, si l’on devait reprendre la métaphore. Aujourd’hui, Saint-Louis est bloquée par les forces de l’ordre avec des blocs de béton et on organise la solidarité et le ravitaillement, car, là-bas, il y a des militante·s, mais aussi des vieillards, des mamans etc…

En ce moment, depuis le congrès du FLNKS a été rappelé le souhait de lever un peu le pied sur certains points de mobilisation. Les consignes sont plus ou moins suivies en général et la fatigue se fait ressentir. Il y a encore des phases de provocations, mais la tension est moins forte. À Saint-Louis, les institutions coutumières essayent d’aller vers l’apaisement avec l’appareil colonial, mais un leadeur d’un groupe de jeunes a été tué4 il y a quelques semaines et ça n’aide pas à apaiser la tension.

Le 24 septembre, sur l’île de Maré, les membres de Inaat ne Kanaky5 vont se rassembler avec certains chefs coutumiers pour déclarer l’indépendance6. En tant que militants, les gens restent à l’écoute des ordres, mais on n’est pas à l’abri de désaccords avec les chefs. Au Nord, la CCAT essaye de tenir des regroupements, mais eux veulent obtenir le retrait du texte sur le dégel, pas juste une suspension. Il y a des difficultés à trouver des cadres de discussion entre les chefs, les hauts responsables et les militants de terrain.

Les cadres des institutions ont parfois des intérêts personnels et il faut faire attention à l’aveuglement et à ce que peut faire faire une position à la mode républicaine dans les institutions. Alors, si le texte sur le dégel n’est pas retiré, une position à la CCAT est de demander la démission de tous les chefs indépendantistes qui sont dans les institutions, comme le Congrès et le Sénat. Le problème c’est qu’on a aussi l’impression que, de son côté, l’État laisse juste le dossier en suspens.


  1. Stèle dédiée aux 19 indépendantistes kanaks tués par les gendarmes lors de l’assaut de la grotte d’Ouvéa à la suite de la prise de la gendarmerie. Une autre stèle est située dans l’enceinte de la gendarmerie, dédiée aux gendarmes et parachutistes tués en 1988. Une réconciliation a eu lieu en 2013 entre les familles d’Ouvéa et les gendarmes. ↩︎

  2. Le peuplement de la Nouvelle-Calédonie est marqué à partir de 1864 par la colonisation pénale (transportés), puis par l’arrivée entre 1873 et 1876 de 4 200 prisonniers politiques «déportés» après la Commune de Paris et l’insurrection kabyle. De 1864 à 1897, 22 000 personnes seront détenues sur l’archipel. L’instauration de «réserves», délimitant les terres dans lesquelles les indigènes ont été repoussés, généralement les moins arables, entraine de nombreuses révoltes des populations mélanésiennes, notamment celle menée en 1878 par le grand chef Ataï. ↩︎

  3. Issu d’une véritable dynastie politique, il est ainsi le neveu de Rock Pidjot, ancien député de la Nouvelle-Calédonie de 1964 à 1986 et premier président de l’Union calédonienne de 1956 à 1985, autonomiste devenu indépendantiste. Son frère, Raphaël Pidjot, sera lui aussi un militant indépendantiste et s’illustrera comme président de la Société minière du Sud Pacifique (SMSP, société fondée pour assurer la participation kanak au développement minier du territoire) et qui sera à l’origine du projet d’usine du Nord et de Falconbridge) jusqu’à son décès dans un accident d’hélicoptère en 2000. ↩︎

  4. Rock Victorin Wamytan est décédé le mercredi 10 juillet 2024, après avoir été touché par balle au Mont-Dore. Il avait été condamné à dix ans de prison après des révoltes qui ont suivi la mort fin 2016 de William Decoiré, jeune habitant de la tribu de Saint-Louis. Rock Victorin Wamytan était le neveu de Roch Wamytan (lui-même petit fils de Rock Pidjot), grand chef de la tribu de Saint-Louis, président du Congrès de Kanaky-Nouvelle-Calédonie (l’assemblée du territoire) et dernier président du FLNKS de 1999 à 2001. Il est signataire des Accords de Nouméa de 1998. En mai, il estimait que les dirigeants politiques indépendantistes avaient été «dépassés par la jeunesse» kanak, qui paie un très lourd tribut lors de ces révoltes anticoloniales. ↩︎

  5. Association organisée comme le conseil des grands chefs présidé par Hippolyte Sinewami-Htamunu. Lors de l’assemblée générale le 13 juillet dernier à Pouebo il disait «Par rapport aux évènements qui sont en cours, il faut rappeler à la jeunesse que nous avons confiance en eux et que, demain, ils porteront le pays. Mais surtout, il ne faut pas toucher à nos infrastructures, comme les écoles et les mairies qui servent à nos populations». ↩︎

  6. «La déclaration unilatérale de souveraineté des chefferies sur leurs territoires coutumiers» doit être faite le 24 septembre à Gureshaba, La Roche, à Maré par Inaat ne Kanaky. Un dispositif conséquent est annoncé pour convoyer les groupes jusqu’à l’île. L’invitation a été lancée aux huit aires coutumières ainsi qu’aux 60 grandes chefferies.

    Cette déclaration s’appuie sur des pratiques ancestrales, mais aussi sur l’article 18 de la loi organique qui indique que «sont régis par la coutume les terres coutumières et les biens qui y sont situés appartenant aux personnes ayant le statut civil coutumier». En outre, «les terres coutumières sont inaliénables, incessibles, incommutables et insaisissables». Ces espaces couvrent près de 504 000 hectares, soit 27 % du territoire de la Nouvelle-Calédonie. À travers cette initiative, selon les protagonistes, il ne s’agit pas de déclarer une indépendance kanak sur ces sols, mais une autonomie de gouvernance des chefferies pour dessiner «des perspectives». «Une organisation va pouvoir porter des projets qui ne vont pas être forcément financés par l’État» parce que, forts de cette souveraineté aux dires de Inaat ne Kanaky, «nous pourrons demander des fonds ailleurs», souligne Cyprien Kawa, fils de Bergé Kawa, grand chef du district de La Foa. Tous les secteurs sont visés : éducation, santé, économie… La démarche est née de la déception de voir bien peu de recommandations du Sénat coutumier prises en compte par les institutions et les politiques. Cette déclaration a provoqué la panique chez les organisations loyalistes qui ont appelé elles aussi à la mobilisation pour empêcher l’indépendance de la Kanaky. ↩︎